a man jumping off a wall into the air

Pour une musique classique populaire (sans que ce soit un gros mot)

Il y a quelques jours, une collègue cheffe de chœur me racontait ses difficultés à monter un programme pour la fête de la musique. « Tu comprends, si je fais du Mozart, on va me dire que c’est toujours pareil. Si je programme du contemporain, la moitié de mes choristes vont faire la grimace et le public va fuir. » Coincée entre le marteau et l’enclume, comme tant d’autres.

Cette conversation m’a agacé parce qu’elle révèle un faux dilemme qui pourrit le milieu musical depuis des années. D’un côté, les éternels tubes qu’on entend chaque année sous la tour Eiffel : le Duo des fleurs de Lakmé, le Requiem de Mozart, l’Ave Maria de Schubert. C’est magnifique, bien sûr, mais bon sang, il n’y a pas que ça. Et surtout, il y a plein de gens qui trouvent ça barbant à mourir. De l’autre côté, pour faire moderne, on bascule dans l’extrême opposé : la musique atonale qui part dans tous les sens, où personne ne s’y retrouve, pas même les chanteurs parfois.

Entre les deux, il y a pourtant un continent entier qu’on ignore systématiquement. Des compositeurs contemporains qui écrivent de la musique tonale, accessible, émotionnellement directe. Des Jake Runestad, des Ola Gjeilo, des Karl Jenkins (même s’il ne fait pas que des trucs formidables). Des musiciens qui ont compris qu’on peut être moderne sans être hermétique, qu’on peut toucher sans édulcorer.

Vous connaissez Northern Lights de Gjeilo, par exemple ? C’est beau, quoi. C’est de la musique d’aujourd’hui, écrite par un compositeur vivant, dans un langage harmonique qui parle immédiatement. Rien de révolutionnaire, pas de pirouettes intellectuelles, juste une beauté qui vous prend aux tripes. Et pourtant, combien de programmateurs osent sortir de leur zone de confort ? Combien préfèrent jouer la sécurité avec du Fauré pour la énième fois ?

Cette frilosité, je la rencontre partout. Dans le milieu choral, j’entends parfois des réflexions qui me laissent perplexe. « Ah, tu fais du Jenkins ? Tu ne trouves pas que c’est un peu… facile ? » Facile pour qui ? Pour les choristes qui découvrent la polyphonie grâce à Exsultate ? Pour le public qui vibre sur un répertoire qu’il peut comprendre du premier coup ?

D’ailleurs, Dies Irae de Jenkins, je ne l’ai jamais chanté, je ne l’ai jamais vu en concert. Mais alors, moi je l’écoute en boucle, j’ai l’impression d’écouter de la musique en boîte de nuit. Ça me hérisse les poils dans le corps entier. Et alors ? En quoi c’est un problème que de la musique classique puisse nous faire le même effet qu’un morceau de techno ? En quoi c’est dégradant qu’elle nous prenne aux tripes aussi directement ?

Cette hiérarchie implicite entre musiques « nobles » et musiques « populaires » me fatigue. Comme si la complexité était forcément gage de qualité. Comme si émouvoir directement était suspect. L’autre jour, un collègue me faisait remarquer que mes programmations manquaient parfois de « profondeur ». J’ai failli lui répondre que la profondeur, ce n’est pas forcément dans la complexité harmonique. Qu’elle peut aussi être dans cette émotion brute qui traverse une salle quand quarante voix s’unissent sur une mélodie qui parle à tout le monde.

Parce que c’est de ça qu’il s’agit, au fond. De parler aux gens. Pas de les impressionner, pas de leur prouver qu’on est cultivés. Non, de leur parler. Et pour ça, pas besoin de choisir entre patrimoine poussiéreux et avant-garde incompréhensible.

Mon mari, par exemple. Il n’écoute pas de musique classique au quotidien. Mais quand il vient à mes concerts, il trouve ça toujours formidable. Pas par complaisance conjugale. Vraiment. Parce que ce qu’il entend, ça lui parle directement. Il n’a pas besoin qu’on lui explique les subtilités harmoniques ou l’histoire du compositeur. La musique fait son travail toute seule.

Du Choriste au Chœur

Respirez, chantez, profitez.
Un compagnon bienveillant pour transformer vos répétitions en vrais moments de plaisir.

👉 Découvrir le livre

⭐⭐⭐⭐⭐
« J’ai retrouvé le plaisir de chanter sans tension. »

C’est exactement ce que faisait Nicolas Kern avec les Parisiens Harmonistes. Tous les programmes étaient pensés pour faire plaisir à des gens qui ne connaissaient pas la musique comme aux spécialistes. Cette alternance permanente. Il pouvait y avoir des morceaux effectivement un peu plus intellectuels, mais on essayait de ne pas donner trop d’informations au public. Pas par condescendance, au contraire. Par bienveillance. Pour que les gens soient contents de venir, qu’ils ne repartent pas en se disant « oh là là, j’ai rien compris ».

Cette approche, elle marche. Moi, quand j’ai chanté The Armed Man de Jenkins à la Trinité dans le 9e, c’est la première fois que je voyais une standing ovation dans une église. Bon, c’est peut-être pas une expérience délirante au niveau musical, mais c’est quand même impressionnant. Les gens étaient debout, ils applaudissaient, ils étaient émus. Vraiment émus. Pas par politesse.

Et puis il y a eu toutes ces expériences avec Corinne, quand je chantais sous sa direction. Sa façon de diriger ce type de répertoire contemporain, c’est complètement dingue. On peut pleurer à chaque fois, on se retient de pleurer dans les concerts tellement on est portés par le moment. Je sais qu’il y a des gens qui trouvent ça ridicule, mais c’est pas grave. C’est ma vision des choses et c’est ça que je veux porter.

D’ailleurs, ça me rappelle une interview de Ligeti de 1982 que j’ai écoutée dans les archives de Radio France. Il râlait parce qu’à la sortie de ses concerts, les gens venaient le voir en disant « Ah oui, c’était formidable ! » Et lui était dégoûté parce qu’à l’époque il écrivait de la musique pour des films d’horreur, donc de la musique angoissante. Il disait : « Mais enfin, les gens sont tellement formatés dans ce milieu qu’ils se sentent obligés de dire qu’ils ont adoré ! » C’est ridicule, mais révélateur de cette distance artificielle qu’on entretient avec le public.

Le problème, c’est qu’on a accepté l’idée que la musique classique, c’est pour une minorité. Que c’est normal qu’elle ne touche que quelques initiés. Ça me fait penser à une interview de Benjamin Zander, le chef du Philharmonique de Boston. Il racontait qu’il s’était retrouvé dans une réunion avec d’autres directeurs musicaux. Ils disaient : « Si on arrive à faire passer les Américains qui vont dans les salles de concert classique de 3 à 4%, on est sauvés, on peut continuer à travailler. » Et lui s’exclamait : « Mais comment peut-on dire ça ? Pourquoi ne pas chercher à avoir 100% des gens ? »

Voilà le nœud du problème. En France, on n’a plus d’éducation musicale digne de ce nom dans les écoles. Le rôle des conservatoires, c’est de conserver, de former des interprètes pour perpétuer une tradition. La plupart des profs n’osent même pas parler de composition tellement c’est devenu sacré. Même eux n’osent pas en parler ! C’est quand même délirant quand on sait qu’avant, on improvisait dans les écoles de musique.

Les chanteurs professionnels de la Renaissance improvisaient sur le tard des polyphonies complexes, des fugues à plusieurs voix. En improvisation ! Et nous, on n’ose même plus sortir de la partition. C’est de la régression pure et simple.

Heureusement, il y a des gens qui cassent les codes. Quand je vois un type comme Jacob Collier qui fait chanter son public, ça me parle. Bon, il n’est pas le premier, Bobby McFerrin faisait déjà ça avant. Mais il y a un truc qui pour moi relève de la communion avec le public. On lui fait une place à côté de nous, sur scène.

Dans le même esprit, j’ai découvert récemment l’ensemble Les Apaches qui s’associe souvent avec des DJ pour faire de la musique électro avec du live. C’est complètement dingue. Je les ai vus dans un projet où le kick de batterie était fait au contrebasson. Une musique résolument moderne mais portée par des gens qui sont des puits de science en musique, mais qui gardent cette fibre populaire au sens noble du terme. Voilà ce que j’appelle casser les codes sans perdre l’exigence.

Parce que c’est ça que je défends, finalement. Une musique qui ne renonce ni à la qualité ni à l’accessibilité. Une musique qui ne se cache pas derrière des codes intimidants pour justifier son élitisme. Je sais qu’il y a beaucoup de gens que ça agace, cette idée que la musique classique puisse être accessible à tout le monde. Ils préfèrent continuer à faire de la musique pas pour tout le monde, et c’est pas grave. Ce que je défends, c’est que moi, je fais autre chose. Et même si je passe pour un plouc, je m’en fiche.

Moi, je vis pour ces concerts avec des gens qui n’ont jamais entendu de musique a cappella et qui se disent : « C’est ça ? Mais c’est fou ce que vous faites avec les voix ! » Combien de fois je me retrouve dans des concerts avec des gens qui n’ont jamais entendu de polyphonie, qui ne savent même pas ce que c’est.

Cette découverte, cette surprise, cet émerveillement soudain, c’est ça la vraie démocratisation. Pas les grandes déclarations d’intention, pas les concerts « spécial débutants » où on explique tout avant de jouer. Non, c’est aller là où les gens ne nous attendent pas, leur proposer notre musique sans la présenter comme quelque chose de compliqué ou d’intimidant. Juste : voilà ce qu’on fait, voilà ce qu’on aime.

Moi, quand j’ai découvert des compositeurs comme Jake Runestad ou Eric Whitacre, j’ai eu l’impression de respirer. Enfin de la musique contemporaine qui ne cherchait pas à me prouver qu’elle était savante ! Enfin des harmonies modernes qui me touchaient sans que j’aie besoin d’un mode d’emploi ! Ces compositeurs-là ont compris qu’on pouvait être de son époque sans être hermétique.

Prenez Lux Aurumque de Whitacre. C’est écrit en 2000, c’est de la musique d’aujourd’hui. Mais ça parle immédiatement. Ces clusters qui vibrent, ces harmonies suspendues qui semblent flotter dans l’air… La première fois que je l’ai entendu, j’ai su que je voulais le chanter. Et la première fois que je l’ai fait chanter, j’ai vu des choristes découvrir qu’on pouvait faire de la musique contemporaine sans se faire mal aux oreilles.

Du Choriste au Chœur

Respirez, chantez, profitez.
Un compagnon bienveillant pour transformer vos répétitions en vrais moments de plaisir.

👉 Découvrir le livre

⭐⭐⭐⭐⭐
« J’ai retrouvé le plaisir de chanter sans tension. »

C’est ça qui me met en colère, au fond. Cette idée qu’il faudrait choisir son camp. Soit on fait du classique poussiéreux pour les nostalgiques, soit on fait du contemporain incompréhensible pour les intellos. Entre les deux, rien. Comme s’il n’existait pas toute une génération de compositeurs qui écrivent pour aujourd’hui dans un langage d’aujourd’hui, mais qui gardent cette ambition de toucher, de rassembler, de faire du beau.

Parce que c’est ça, au final, non ? Faire du beau. Pas du compliqué, pas du branché, pas du révolutionnaire. Juste du beau. Quelque chose qui élève, qui transporte, qui crée du lien entre les gens. Quelque chose qui fait qu’à la sortie d’un concert, on se dit : « Ça, c’était bien. Ça m’a fait du bien. »

Je repense à cette anecdote que m’avait racontée un ami chef de chœur. Il dirigeait un ensemble amateur dans une petite ville de province. Un soir, ils donnaient un concert avec au programme du traditionnel et quelques pièces contemporaines tonales. Dans le public, un monsieur âgé qui n’était manifestement pas un habitué des concerts classiques. À la fin, il s’approche du chef et lui dit : « Monsieur, je suis venu parce que ma fille chante dans votre chœur. Je ne connais rien à cette musique. Mais ce soir, j’ai compris pourquoi elle aime ça. »

Voilà. « J’ai compris pourquoi elle aime ça. » Pas : « C’était très technique. » Pas : « Quelle virtuosité ! » Non. Il avait compris l’essence de la chose. Le plaisir, la beauté, la joie de chanter ensemble.

C’est ça que je veux défendre. Cette idée simple que la musique classique peut être populaire sans se trahir. Qu’elle peut évoluer, se renouveler, accueillir de nouveaux publics sans perdre son âme. Qu’elle peut être accessible sans être simpliste, moderne sans être élitiste.

La musique classique est vivante. Elle continue de s’écrire, de se réinventer, de nous parler. Alors cessons de la momifier dans un musée. Laissons-la être populaire sans que ce soit un gros mot. Laissons-la toucher, émouvoir, rassembler. C’est pour ça qu’elle existe, non ?

Peut-être que je rêve. Peut-être que je suis naïf. Mais je continue à croire qu’il y a une place pour une musique classique vivante, ouverte, généreuse. Une musique qui ne se contente pas de ressasser le passé mais qui continue à se construire, à nous surprendre, à nous émouvoir.

Une musique qui assume d’être populaire. Sans que ce soit un gros mot.

Je ne sais pas si j’ai raison. Je ne sais pas si ma vision est la bonne. Mais je sais que quand je vois des choristes découvrir un compositeur qu’ils ne connaissaient pas, quand je vois leurs yeux s’éclairer à la première écoute d’une pièce qui les surprend, je me dis qu’on est sur la bonne voie.

La musique classique populaire, ce n’est pas un oxymore. C’est peut-être même son avenir. Un avenir où elle ne sera plus l’apanage d’une élite culturelle mais le patrimoine vivant de tous ceux qui aiment chanter, qui aiment écouter, qui aiment être émus.

Un avenir où elle ne se cachera plus derrière des codes intimidants mais s’offrira simplement, généreusement, à tous ceux qui voudront bien lui tendre l’oreille.

Corentin

P.S. : Si ce texte vous parle, si vous croyez comme moi qu’on peut faire vivre une musique classique populaire et généreuse, vous pouvez soutenir cette démarche en faisant un don à l’association. Chaque geste compte pour que des projets comme celui d’AEVUM puissent continuer à exister et à surprendre.

Cliquez sur le cœur si vous avez aimé l’article.

Laisser le premier commentaire

Du choriste au chœur

Un livre pour celles et ceux qui veulent aller plus loin dans leur place au sein du chœur.

Vous aimez explorer la voix, comprendre ce qui fait la force d’un ensemble, réfléchir à votre rôle de choriste ?
Ce livre est une invitation à repenser votre pratique collective : écoute, engagement, musicalité, posture…
Des outils concrets, des idées à creuser, et surtout une autre manière de vivre le chant en chœur.

commander le livre
Résumé de la politique de confidentialité

Nous utilisons des cookies !

Ce site utilise des cookies pour garantir son bon fonctionnement et améliorer votre expérience. Vous pouvez gérer vos préférences ou en savoir plus en consultant notre politique de confidentialité.